Le Couvent

De tous les édifices religieux situés sur le territoire de la commune d’Ille, le plus maltraité par le temps et par les hommes est le couvent des Franciscains, autrefois appelé couvent de la Ermita, situé à environ deux kilomètres sur la route de Prades. Bien que cet établissement remonte au moyen âge, c’est surtout au XVIIème siècle qu’il eut son temps de prospérité. Ses archives n’ont pas eu la chance, comme celles de l’hôpital, de parvenir jusqu’à nous. L’abbé Tolra de Bordas, dans son étude sur l’ordre de Saint François d’Assise en Roussillon, signale un passage de Marca et un autres de Wading concernant cette communauté; après lui, l’abbé Bonet a cité cette référence, et c’est à peu près tout ce que nous ont livré les documents mis au jour.

Le point sur lequel s’élevèrent les bâtiments n’était pas un lieu de passage aussi fréquenté qu’aujourd’hui. Un chemin, lo cami de la Ermita, permettait d’y accéder et se prolongeait vers Rodès et Vinça ; mais la voie conduisant à Boule passait plus au sud; la route nationale n’existait pas. C’était donc un lieu assez écarté et dont l’isolement explique qu’il ait été choisi pour y établir une léproserie; celle-ci porta le nom de Santa Maria del Remey.

L’extension de ce fléau qu’était la lèpre au moyen âge avait amené les communautés importantes à créer des maladreries pour isoler les personnes atteintes d’un mal qui excitait la compassion mais, plus encore, une sorte de terreur religieuse. Des règlements d’une extrême sévérité avaient été édictés pour éviter la propagation de la maladie. Il était défendu aux lépreux de circuler en Roussillon. Tout malade qui avait cependant à traverser le pays ne devait pas y séjourner plus d’un jour et une nuit, et il lui était interdit de coucher ailleurs que dans une léproserie. Tout lépreux ayant eu commerce avec une femme saine devait être pendu et la femme brûlée.

La ségrégation des malades et la multiplication des maisons de traitement eut raison de l’endémie ; celle-ci céda du terrain et finit par disparaître. Les religieux qui, jusque là, avaient donné leurs soins aux malades, obtinrent en 1462 du pape Pie II la transformation de leur maison en couvent de Cordeliers de l’ordre des Franciscains. En 1498, un mariage y fut célébré.

L’existence de ces Frères mineurs au XVIème siècle fut mouvementée. Placé en bordure de la frontière, le couvent se trouva constamment sur le théâtre de nombreuses opérations qui eurent lieu entre les troupes françaises et espagnoles; il ne fut pas davantage à l’abri des entreprises audacieuses de bandes de pillards qui parcouraient le pays. Les bâtiments étaient entourés d’un mur de clôture assez élevé, mais insuffisant pour servir de moyen efficace de défense contre une attaque menée en force. Après une destruction partielle du couvent, à la suite des événements de guerre, Philippe II, roi d’Espagne, le fit restaurer à ses frais.

Postérieurement au traité des Pyrénées, le couvent fut rattaché à la province franciscaine de Narbonne. Pour le soustraire à son isolement, il fut question, en 1681, de l’installer aux abords du village, à la métairie d’en Barrere ou de misser Boscha. Le conseil général se déclara favorable à ce transfert et promit ma forts aux moines, entendant cependant n’engager aucune dépense.

Les frères vécurent en religieux consacrés uniquement aux exercices spirituels et bien que, dès la fondation du couvent, ils fussent les prédicateurs ordinaires des églises d’Ille, ils ne prirent aucune part active à la vie de la commune et ne jouèrent aucun rôle ni politique, ni agricole, ni économique. Les archives ecclésiastiques et les procès-verbaux des délibérations du conseil général ne signalent que peu de faits se rapportant à leur existence ; seuls sont mentionnés dans le budget communal les honoraires payés au “gardien du couvent” pour les sermons prêchés lors des grandes fêtes de l’année.

Il ne semble pas, d’ailleurs, qu’il ait existé une grande sympathie entre le Couvent et la maison de Ville. En l’année 1712, les consuls refusèrent de lui “faire la charité qu’ils lui faisaient depuis sa fondation et cessèrent de lui délivrer les douze livres de boeuf et les douze livres de mouton que la ville avait coutume de donner aux moines le jour de la Saint-François, ainsi que les quatre livres de boeuf dont était payé, indépendamment de la rétribution en espèces, chaque sermon fait à l’église paroissiale”. Sur une plainte du Couvent, l’intendant invita les consuls à porter la question devant le conseil général.

L’intendant intervint encore au sujet d’un service demandé à la marguillerie d’Ille. Il écrivait au procureur juridictionnel : “Il y a une discussion, Monsieur, entre les consuls et le Père, gardien des Cordeliers à Ille, au sujet de la charrette de la marguillerie. Je vous prie de faire assembler par les consuls une douzaine ou plus d’habitants dans la maison de la Ville pour décider s’ils trouvent à propos ou non de prêter cette charrette de la marguillerie à ces révérends pères pour charrier les tuiles pour réparer les couverts de l’église de leur couvent ; et qu’ils règlent la chose en manière que je n’en entende plus parler”.

De leur côté, bien que le Couvent possédât une chapelle sous le vocable de Saint Antoine de Padoue, saint particulièrement vénéré en Roussillon, les fidèles ne se montrèrent pas empressés à augmenter le casuel de ces religieux en leur commandant des messes, et même à payer scrupuleusement le prix de celles qu’ils faisaient célébrer. A son tour, le Couvent n’hésitait pas, le cas échéant, à présenter à ce dernier sujet des réclamations et à les porter devant la juridiction seigneuriale.

Malgré l’attitude réciproque de la Maison de la Ville et du Couvent, lorsque celui-ci, en 1767, par une mesure générale, fut menacé de suppression, le prieur s’adressa aux consuls pour obtenir leur intercession en faveur du maintien de l’établissement. Le Couvent ne fut pas supprimé, mais alors qu’à la fin du XVIIème siècle il comportait encore une quinzaine de moines, il n’en restait plus que quatre lorsque cette requête fut présentée, et un seul en 1787.

A ce moment, après le concile de Montpellier, l’ordre des Cordeliers lui-même décida de procéder, par l’entremise d’un de ses membres, le père David, à la vente de ses biens à Ille. Le conseil général, informé de ce projet, s’opposa à l’aliénation du bois dit bosch dels frares pour le motif que ce bois était une dépendance du ruisseau. Les terres furent vendues à Etienne Sabater et les locaux du couvent à Marty, de Prades, dont les enfants eurent des démêlés avec la commune d’Ille, à propos de la possession du bois dont ils affirmaient être les propriétaires. Le Couvent, en tant que communauté religieuse, n’existait donc déjà plus en 1789, et les révolutionnaires n’eurent à faire aucun effort pour en chasser le personnel.

Faute d’entretien, les bâtiments étaient destinés, avec le temps, à s’écrouler ; mais ce qui a contribué à hâter leur effondrement, ce sont les fouilles qui furent faites à plusieurs reprises dans l’espoir de découvrir dans ses murs un trésor que la rumeur publique prétendait y avoir été caché par les religieux. L’état de consomption dans lequel le Couvent était plongé depuis le début du XVIIIème siècle aurait dû faire écarter cette conjecture. Elle n’a cessé cependant de hanter les esprits. Les fouilles ont été renouvelées à diverses reprises à la fin du siècle dernier. Elles furent alors entreprises avec passion et elles donnèrent lieu à un grand déploiement de main-d’oeuvre ; une telle animation régnait sur le chantier que, pendant quelques semaines, ce fut une distraction pour les habitants d’Ille que d’aller assister au spectacle de ces recherches fiévreuses qui n’eurent d’autre résultat que d’accroître la ruine du bâtiment et la désolation du lieu.

Une des croyances qu’il faut encore reléguer dans le domaine des légendes, c’est celle ayant trait à l’existence supposée d’un souterrain établi sous le lit de la Tet et réunissant le couvent à la tour de Casesnoves. Aucun indice n’existe de la matérialité d’un travail de cette importance, ni même des intentions de l’entreprendre. Il va sans dire que, techniquement, un tel ouvrage aurait dépassé les moyens dont on disposait à l’époque et surtout ceux qui pouvaient être mis en oeuvre par une communauté de si faible effectif. On peut encore ajouter qu’au moment où le Couvent était parvenu à sa période de prospérité, Casesnoves était déjà en ruines.

Les légendes résistent aux épreuves des ans et de l’expérience. Les ruines, elles aussi, bravent le temps. Les édifices s’écroulent ; ce qui en reste a ensuite la pérennité des siècles. Le Couvent, Casenoves, Regleilles ont disparu ; mais des années s’écouleront avant que les derniers vestiges de ces lieux qui furent autrefois habités soient définitivement tombés en poussières (*).

Bibliographie : Emile & Léon Delonca, Un village en Roussillon
Photos : Jacques Brest

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